De retour de Corée du Sud, où il a vécu trois ans avec sa femme et ses enfants, le philosophe Alexandre Jollien a trouvé une nouvelle sérénité. Entre méditation, écriture et projet de cinéma.
Texte Patricia Brambilla Photos Christophe Chammartin
Temps de lecture 10 minutes
Vous avez parcouru 9000 km pour chercher la sagesse. L’avez-vous trouvée?
Tout dépend de ce qu’on appelle sagesse. Si c’est l’illumination, la guérison de toutes blessures, non. Si c’est une légèreté, une pacification avec ses souffrances, la Corée m’a aidé. J’aime bien la notion de Nietzsche, qui parle de la grande santé. La bonne santé, on ne peut pas tous l’avoir, parce qu’il y a des maladies, des traumatismes, des handicaps. Mais la grande santé, c’est composer avec tout ça. En ce sens, la Corée a vraiment été un pas dans la grande santé, pour moi.
Mais faut-il aller aussi loin pour «guérir intérieurement», comme vous dites?
Je pense qu’il faut guérir de l’idée de guérison.
Vous êtes parti avec votre femme, vos trois enfants et beaucoup de livres….
Les enfants ont appris la langue, ils étaient scolarisés dans une école coréenne, ils parlent couramment aujourd’hui. C’était un cadeau précieux. Moi, je parle moins bien qu’eux, mais je comprends. Et j’avais emporté les philosophes classiques, Maître Eckhart, les Evangiles, les sermons de Bouddha… Ces livres ne me quittent jamais. Ils sont une ressource.
Quel est l’enseignement principal que vous a apporté ce séjour en Corée?
Ne pas essayer de maîtriser la vie, s’abandonner à l’instant, vivre sans pourquoi.
Mais ça, vous le pensiez déjà avant…
Oui, bien sûr, mais la Corée a été un saut dans le vide. On ne savait pas où on allait débarquer. Cela a finalement été un laboratoire de la vie sans pourquoi, ce que je décris dans mon dernier livre. Mais tout le monde n’a pas besoin de partir. Finalement, le saut dans l’inconnu, il est au quotidien.
Est-ce qu’il y a eu aussi des moments difficiles, des déceptions?
Justement, le retour sur terre quand on a l’objectif de guérir, de changer de tout. J’ai dû faire l’expérience de la persévérance. On ne peut pas tourner la page définitivement avec ses traumatismes, mais on peut reposer en paix avec ses démons intérieurs. Ce n’est pas une déception, c’est plutôt la perte d’illusions. En ce sens, c’est une liberté qui s’ouvre à nous.
Vous pensiez vraiment partir et revenir complètement changé…
Il y a toute une littérature spirituelle qui prône l’éveil. Ça peut être dangereux, si ça donne l’illusion qu’il y a une baguette magique et des recettes miracles… J’étais un peu baigné là-dedans. Mais ouvrir les yeux et voir la réalité en face a aussi été un énorme cadeau.
Qu’est-ce qui vous manquait de la Suisse quand vous étiez là-bas?
Les amis, la culture francophone, le fait de ne pas pouvoir parler sa propre langue. Evidemment la cuisine, la fondue, les plats comme ça, me manquaient aussi. Mais surtout les amis.
Vous êtes très croyant. Mais le Christ ne suffit pas, vous êtes allé chercher Bouddha. Pourquoi?
Il n’y a pas besoin de choisir. Ce n’est pas «ou-ou», mais «et», avec une égale profondeur. Ce n’est pas faire un mix, une sorte de soupe.
Je dis souvent que le Christ me console et le Bouddha m’apaise.
Vous logiez parfois dans des motels de passe. Est-ce qu’on peut méditer partout?
Oui et heureusement d’ailleurs. La pratique de la méditation est donnée à tout le monde. Mais là aussi, il faut se méfier d’une récupération consumériste. Comme si la méditation devait régler tous les problèmes, permettait d’être plus efficace... La méditation, c’est d’abord un acte gratuit, comme la prière. Il faut quitter cette logique de comptable pour accueillir la réalité, sans toujours vouloir un retour sur investissement.
C’est une sorte de lâcher prise, mais vous n’aimez pas ce mot… Qu’est-ce que ça veut dire méditer, au fond?
Ça veut dire être totalement dans le présent. Alors que d’habitude, on est souvent dans une sorte de cinéma intérieur, on est sans cesse en train de commenter le réel.
Là-bas, vous méditiez tous les jours?
Oui, grâce à mon maître spirituel, à ma femme qui médite aussi, à des amis dans le bien qui m’aidaient. A la fin de mon séjour, il y a eu une période de trois mois pendant laquelle j’ai fait une retraite spirituelle dédiée uniquement à la prière. Je vivais loin des enfants et de ma femme, c’était très dur, mais ça a permis de révéler la richesse d’être en famille, la richesse d’une vie quotidienne, qui peut paraître parfois moins extraordinaire que ce que l’on voudrait. Alors que cette vie est réellement extraordinaire! Je vivais avec un maître spirituel et des disciples, dans la forêt, à trois heures de Séoul, coupé de tout. On se levait à 5 heures du matin, c’était très austère, sans téléphone… Mais enrichissant, révélateur des mécanismes qui nous font tomber dans la projection, la peur, l’avidité. Ça m’a montré qu’on peut avoir une vie très simple et se passer du superflu.
Le zen, c’est avancer vers le moins, se dépouiller. Mais quand on renonce à tout, qu’est-ce qui reste?
Quand on renonce à tout, le tout nous est rendu. Sauf que l’on n’a plus l’avidité qui nous faisait passer à côté. La manière d’appréhender ce qui nous est donné est différente. Les émotions négatives prennent moins de place, c’est énorme de faire ce chemin. L’avidité, la jalousie, la peur, la colère… On voit que ces émotions sont là, on peut les ressentir plusieurs fois par jour, mais l’exercice consiste à les laisser passer. Il ne faut pas les nourrir.
C’est une sorte de lâcher prise, mais vous n’aimez pas ce mot…
Je n’aime pas ce mot, parce qu’on l’a tellement mis à toutes les sauces que c’est devenu un impératif volontariste. Quand on va hyper mal et qu’on nie cet état, c’est rajouter une exigence de plus. Laisser être me semble plus accessible… Je laisse passer cent fois par jour ce qui me travaille à l’intérieur. Ce n’est pas du tout de la résignation, mais c’est être éminemment actif et avancer.
Est-ce que cette expérience vous a réconcilié avec votre corps?
Absolument. En Corée, il y a des bains publics non mixtes, où j’allais avec mon fils. C’est une expérience qui m’a beaucoup touché. Tout le monde est nu, et ce qui m’a frappé, c’est qu’il n’y a jamais de regards ou de commentaires du genre «il est vieux», «il est gros». Au contraire, chaque corps est sacré. Il faut en prendre soin, parce que c’est là-dedans que se vit le voyage de l’existence.
Le corps n’est pas un objet extérieur, mais un véhicule noble dont il s’agit de prendre soin.
De retour en Suisse, avez-vous changé des choses dans votre quotidien?
Les bains publics me manquent beaucoup. Là-bas, c’était très familial et naturel, il n’y avait aucune ambiguïté. Ici, je ne sais pas s’il y aurait la même qualité d’être… Mais j’ai gardé l’intérêt d’avoir une hygiène de vie, marcher, apprendre à ralentir, méditer deux fois par jour. Je suis revenu à la philosophie, lire un texte est aussi un travail méditatif. Il faut nourrir la partie intellectuelle de notre être. Les moines ne mangent rien après midi. Mais ici, c’est difficile de vivre de cette façon, la table est un endroit convivial. C’est comme le végétarisme, dont l’intention est pure et magnifique, mais c’est dur à vivre en société. Il faut adapter son mode de vie à la société qui nous est donnée. Ici, je ne vis pas séparé du monde. J’essaie d’être végétarien, mais j’aime bien la viande!
Vous avez beaucoup de maîtres à penser, Silésius, Maître Eckhart. Les enfants sont-ils aussi vos petits philosophes?
Absolument. La simplicité, l’innocence, la joie de vivre, la fragilité d’un enfant, c’est beau. J’aime bien qu’ils viennent aux conférences que je donne, mais aussi leur montrer en acte ce qu’est la spiritualité, accueillir l’autre sans le juger. Pas besoin d’asséner les choses à coup de doctrines. Les enfants vivent déjà sans pourquoi.
Justement, qu’est-ce que ça veut dire «vivre sans pourquoi»?
Certaines questions nous libèrent et nous invitent à nous départir des déterminismes. Mais d’autres sont inutiles: Pourquoi suis-je handicapé? Pourquoi ça m’arrive à moi? Pourquoi n’ai-je pas réussi? Ces questionnements sont totalement nuisibles, ils nous coupent d’un rapport au monde fait de légèreté, et de profondeur d’ailleurs.
Certains pourquoi sont des instruments de vie, d’autres nous tirent vers le bas.
Pour 2017, vous vous êtes donné pour consigne de bazarder l’inutile pour rejoindre l’essentiel. Qu’avez-vous jeté?
Avant de partir en Corée, nous avons donné toute notre bibliothèque à une prison de Lausanne. Ça m’a fait plaisir. On s’est rendu compte qu’il y avait plus de joie à donner sincèrement qu’à s’acheter le dernier truc en vogue. Mais le retour en Suisse m’a mis en face de la réalité de l’argent. C’est hyper- précaire, la vie. Avant, je ne me posais pas la question. Aujourd’hui, j’essaie de moins dépenser. Ce qui nous comble, cela a été démontré par des recherches scientifiques, ce sont les expériences plus que les objets. Le week-end dernier, je suis allé avec mon fils de 10 ans au Vatican et je me disais: ça nous comble vraiment, davantage que d’acheter dix DVD! C’est un souvenir, un partage, une expérience. On a fait le tour de Rome en bus cinq fois de suite.
Etre l’élève de son enfant, c’est aller à son rythme.
Sur quels projets travaillez-vous aujourd’hui?
J’aimerais écrire un livre sur le tragique de l’existence, la conscience que l’on va mourir, que l’on ne maîtrise pas entièrement le cours des choses. Et joindre ça à un journal intime, ce que je fais toujours, mais je ne suis pas allé au cœur de l’intimité par peur du qu’en-dira-t-on. J’aimerais vraiment faire ce va-et-vient entre le traité et un carnet de route sur les blessures intérieures. Et, en juillet, je tournerai un film avec Bernard Campan, mon meilleur ami. J’étais très frileux, je n’aime pas l’idée qu’un philosophe s’improvise comédien. Mais Bernard Campan, acteur et réalisateur, a voulu me faire ce cadeau. Et j’ai dit oui, je suis content de vivre cette aventure. Ça fait dix ans que ce projet existe, mais il y avait des réticences. Je ne voulais pas que le film soit sur ma vie, mais qu’il y ait un message qui puisse éventuellement toucher les gens. Alors Bernard a écrit une fiction: l’histoire d’un croque-mort qui croise le chemin d’une personne handicapée, livreur de produits bio en tricycle. Ce sera le récit de cette amitié, cette initiation des deux à la vie spirituelle. Un film où le corps aura sa place.
Comment vous préparez-vous à ce rôle?
Ce n’est pas du tout mon truc, le cinéma. Ce n’est pas une initiative de ma part, mais je fais le saut de la confiance. Je pense que, pour bien jouer, il s’agira de ne pas jouer un rôle. Ce tournage sera vécu comme une retraite spirituelle. Avec Bernard, on prévoit de méditer le matin avant d’aller sur le plateau…
Textes: Migros Magazine / Patricia Brambilla
Biographie
1975 Naissance d’Alexandre Jollien à Sierre (VS).
1999Publie son premier ouvrage Eloge de la faiblesse (Ed. Cerf). Ont suivi plusieurs ouvrages, dont le dernier, Vivre sans pourquoi (Ed. Seuil 2015).
2004 Mariage avec Corinne. Naissance de leur premier enfant, Victorine. Augustin naît en 2006 et Céleste en 2011.
2013 Départ en famille pour un séjour de trois ans à Séoul en Corée du Sud.
2017 Donne actuellement un cycle de conférences au CHUV, intitulé «La sagesse espiègle ou le oui au tragique de l’existence». La prochaine est prévue le 23 mars 2017: «Le rire du sage ou comment dégommer les passions tristes». Auditoire César-Roux, à 19 heures. Infos: www.alexandre-jollien.ch et inscription par mail à com.event@chuv.ch
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Editorial
L'espoir et la réalité
Steve Gaspoz, rédacteur en chef de Migros Magazine.
Ne pas chercher à tout prix à maîtriser sa vie. C’est ce qui rapproche le philosophe Alexandre Jollien et le chanteur genevois Alenko. Le premier suite à un long voyage initiatique de trois ans en Corée du Sud, le second suite à un accident que six années auront été nécessaires à surmonter (lire en page 16). Aujourd’hui, les deux insistent sur l’importance de vivre sa vie plutôt que de tenter de l’analyser, la comprendre, la diriger.
Pour Alexandre Jollien, cela implique de se libérer des «pourquoi». A savoir, laisser de côté «les questionnements qui nous sont nuisibles. Car si certains pourquoi sont des instruments de vie, d’autres nous tirent vers le bas» (lire en page 20). Pourquoi ai-je échoué, pourquoi cela m’arrive à moi, pourquoi suis-je comme je suis? D’inévitables interrogations qui peuplent notre quotidien et finissent par nous hanter tant que nous n’avons pas trouvé de réponse satisfaisante.
Ce qui ne signifie pas pour autant de tomber dans un déterminisme béat où les choses arrivent parce qu’elles devaient arriver. Mais plutôt se concentrer sur ce que je peux améliorer ou changer en vue d’une vie meilleure tout en acceptant ce qui est donné et que je ne pourrai corriger. Une posture somme toute raisonnable même si nous avons de plus en plus tendance à l’oublier.
Car justement, nous sommes dans l’ère de la maîtrise parfaite, de la responsabilité entière. Aujourd’hui, dans quelque domaine que ce soit, il y a toujours un responsable ou un coupable. D’où notre désarroi face aux catastrophes naturelles, par exemple. Car oui, peut-être aurions-nous pu faire ceci ou cela, mieux prévoir, même si nous savons pertinemment que ça n’aurait rien changé, si ce n’est renforcé notre sentiment d’impuissance.
D’où le succès monumental remporté par les théories du lâcher prise. Prendre ses responsabilités, c’est bien, mais savoir admettre qu’on ne peut pas tout maîtriser, que des pans entiers de notre existence nous échappent, c’est pas mal aussi. Encore et toujours le fameux équilibre entre le trop et le trop peu.
De quoi parle-t-on?
Homme en marche, Alexandre Jollien a poursuivi son chemin de spiritualité jusqu’à Séoul. Il partage aujourd’hui sa réflexion sur le tragique et la joie de l’existence, à travers un cycle de conférences au CHUV à Lausanne, (lien vers le site d'Alexandre Jollien et les dates des conférences) jusqu’au 15 juin 2017.
Photographe Christophe Chammartin
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